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L’acteur économique face aux ruptures géopolitiques : rôle, réaction et engagement ?

Jeudi 24 février 2022, 4h35 du matin, la Russie envahissait l’Ukraine, déclenchant ainsi une guerre au cœur de l’Europe. Face à cet acte, la première arme envisagée par l’Union européenne (UE) et les Etats-Unis, en soutien au peuple ukrainien, a été l’arme économique. Nul ne peut encore prédire la suite des évènements. Mais ce qui apparait plus criant que jamais, c’est à quel point l’interdépendance des économies est devenue forte et déterminante dans la gestion des crises géopolitiques. Et toute aussi forte la pression exercée sur les entreprises pour se positionner dans ce contexte.

Dialogue avec Sylvie MATELLY, Directrice Adjointe de l'IRIS et Marine CHAMPON, Fondatrice & Présidente d'INITIATIK et Co-fondatrice du MR21 à l'Hötel de l'Industrie (Paris 6e) le jeudi 10 mars 2022
Dialogue avec Sylvie MATELLY, Directrice Adjointe de l'IRIS et Marine CHAMPON, Fondatrice & Présidente d'INITIATIK et Co-fondatrice du MR21 à l'Hötel de l'Industrie (Paris 6e) le jeudi 10 mars 2022

L’entreprise face à l’utilisation de l’arme économique en géopolitique

Avec le conflit en Ukraine, pour la première fois, des pays décident de sanctionner un pays avec lequel ils ont des relations économiques importantes, en ayant conscience que les conséquences de ces sanctions vont leur couter très cher. Ces pays sont prêts à payer le risque de ces sanctions, en compensation du fait qu’ils n’entreront pas en guerre.

Si l’on remonte à la Guerre Froide, force est de constater que la nature des sanctions économiques a évolué : à l’époque, les sanctions étaient assez radicales puisqu’il était acquis qu’il y avait une partie du monde avec lequel on ne commerçait pas et les entreprises devaient se conformer à ces décisions prises par les Etats.  

A partir du début des années 90, le système change et l’on sanctionne des dirigeants ou régimes qui ne respectent pas le droit international, sous l’égide des principes et traités de l’ONU notamment. Or, la crise ukrainienne a montré les limites du système onusien où le Conseil de Sécurité de l’ONU composé de 5 pays – dont ici la Russie – bénéficie d’un droit de véto propre à paralyser toute sanction et à conduire à un blocage du système international. Cela induit potentiellement une fragilité des sanctions économiques engagées par l’Union européenne et les Etats-Unis contre la Russie.

Or, ces sanctions sont porteuses de principes qu’elles sous-tendent. La voix de l’Union Européenne défend ainsi notamment le principe selon lequel il est interdit d’envahir un pays souverain.

Dans le cadre de sanctions prises par les Etats, les entreprises sont confrontées à une difficulté de taille : faire la part des choses entre ce qui est juste et ce qui ne l’est pas.

Il existe traditionnellement deux types de politiques étrangères des Etats : l’une basée sur les valeurs et l’autre, basée sur ses intérêts – la réalpolitique-. Il serait possible d’appliquer la même distinction aux entreprises qui se partagent elles aussi entre politique étrangère fondée sur les valeurs et réalpolitique.

Vers une politique étrangère des entreprises?

Pendant longtemps, les entreprises ont fait de la realpolitique ou du « realbusiness ». La responsabilité des entreprises était d’abord de faire des profits et créer de la richesse. Puis est arrivée la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et l’entreprise s’est sentie investie de valeurs.

A chaque crise, l’entreprise doit arbitrer entre continuer à faire des affaires normalement ou défendre des valeurs et, dans le cadre de la crise actuelle, rester ou se retirer d’un pays. Le choix s’avère complexe dans nombre de cas. Doit-on parler de valeurs ou de principes ? Et face à ce dilemme, pourra-t-on continuer à faire exister des entreprises internationales ?

Apporter une réponse à cette question implique d’inventer une démarche qui soit cohérente. Ces hésitations sont en effet extrêmement préjudiciables à l’entreprise et au système économique dans son ensemble. Elles questionnent par ailleurs nos démocraties. Dès lors, la notion de « principe » semble plus intéressante et plus pertinente pour structurer une telle démarche.

Par ailleurs, la guerre en Ukraine a mis en évidence le manque d’anticipation des entreprises sur la question géopolitique et les risques posées selon les pays ou régions où elles opèrent. Les entreprises n’ont pas encore totalement intégré l’idée qu’elles sont des acteurs géopolitiques à part entière. Elles doivent imaginer une politique étrangère qui leur soit propre, intégrant le contexte géopolitique, les conduisant à définir des principes qui, de fait, guideront leurs décisions et les rendront objectives et lisibles : rester ou pas, ou négocier avec un gouvernement à un moment donné pour faire bouger les lignes.

Dans cette logique, une entreprise qui a des principes et les défend, a vocation à défendre la démocratie dans la lignée du concept de « l’entreprise militante ».

Souveraineté & rôle des entreprises : maitriser les interdépendances

Il est difficile de définir la contribution des entreprises à la souveraineté. Il s’agit d’abord d’une responsabilité majeure des Etats, qui doivent poser le cadre pour les acteurs économiques.

La pandémie avait montré les risques liés à l’interdépendance économique dans des domaines clés et avait déjà fait évoluer les choses en matière de souveraineté. La guerre en Ukraine accélère ce mouvement.

La souveraineté est devenue une préoccupation de tous. A titre d’exemple, aujourd’hui, tous les pays contrôlent leurs investissements étrangers au sein de l’UE, à l’exception du Portugal. La souveraineté devra se créer sur la base d’indépendances et d’interdépendances maitrisées : aucun pays ne sera en mesure de tout produire sur son territoire et la question de l’accès aux matières premières se pose pour nombre d’entre eux.

Il y a des secteurs sur lesquels il faudra être plus attentifs que d’autres : l’énergie, les terres, en plus des enjeux militaires ou de l’information.

La mondialisation, les relations internationales et la géopolitique vont continuer d’exister. Les entreprises opérant sur des territoires étrangers participent aussi à la souveraineté. A titre d’exemple, si TotalEnergies quitte la Russie, les discussions entre russes et chinois pourraient se matérialiser pour préempter l’absence laissée par cet acteur. Un mouvement questionnable du point de vue de la souveraineté à terme.

Dans le contexte de la guerre en Ukraine, la position des autorités quant à l’attitude à adopter par les entreprises aura été fort peu courageuse. On leur a expliqué qu’il valait mieux partir car ça allait « mal se passer ». Mais les autorités ont estimé ne pas pouvoir aller au-delà de cette position, les entreprises étant des acteurs privés… Personne, en réalité, n’a de réponse sur la bonne décision à prendre entre rester ou quitter la Russie. C’est toute la limite de la responsabilité des entreprises à l’aulne d’un conflit.

La dimension culturelle sera également importante à prendre en compte. Si on évolue vers des entreprises développant une politique étrangère – et non pas internationale – à l’instar de la politique étrangère des Etats, il y aura une concurrence entre différentes approches de stratégies de politique étrangère et ce sera un argument de communication de ces entreprises.

On entre dans un monde d’affrontement entre démocraties et autocraties, avec des risques géopolitiques importants. Les entreprises dans ce contexte, doivent construire une véritable analyse des risques géopolitiques.

De fait, les entreprises ont une « empreinte géopolitique » et devront se doter d’une véritable « politique étrangère », à l’image de ce que font les Etats. Celles-ci devraient refléter leurs stratégies RSE et de développement international. Elles permettraient de définir de grands principes régissant l’action de l’entreprise dans les différents pays où elle est présente, notamment au regard de son pays d’origine.

Quelle articulation entre RSE & politique étrangère des entreprises?

Des outils existent pour construire la politique étrangère de l’entreprise : elle peut en effet se placer à la croisée entre la stratégie internationale de l’entreprise et sa feuille de route RSE. Ce qui créerait le pont entre les deux, renforçant ainsi les principes dans la démarche RSE d’un côté et alimentant la stratégie internationale de l’autre.

Plus les entreprises élargiront le champ des facteurs concourant à leur réflexion, plus elles identifieront les potentiels signaux permettant d’étoffer les scénarios à venir, voire les ruptures. Et meilleures seront leurs analyses et leurs prévisions géopolitiques.

Reste à réfléchir à la manière de faire entrer cette matière dans les modélisations. Une option consisterait à traiter quelques problématiques clés pour identifier des tendances lourdes et des scénarios géopolitiques. Scénarios, qui appliqués à la RSE permettraient d’intégrer les risques géopolitiques à la cartographie et de les hiérarchiser.

L’entreprise a toujours appréhendé la géopolitique comme un contexte, un environnement dans lequel elle évoluait. Elle s’est assez peu posé la question de l’impact qu’elle pouvait avoir et l’empreinte qu’elle pouvait créer en étant présente dans un pays (ou le poids que cela peut donner au pays d’où elle vient). Et les Etats ont très souvent instrumentalisé les entreprises en ce sens.

Le changement de paradigme doit permettre à l’entreprise de se positionner d’une manière plus consciente et en accord avec le cap qu’elle s’est fixée. L’impact de la politique étrangère de l’entreprise sera double : dans le pays où l’entreprise intervient et dans le pays d’où elle vient.

En conclusion, la mondialisation que l’on a connue n’est plus soutenable à aucun point de vue. Face au défi de ce changement de modèle, nous avons deux choix : celui de préserver l’essentiel tout en relevant le défi de la transition énergétique et du changement climatique ce qui nous permettra de vivre dans un modèle toujours démocratique ou celui de fermer les yeux sur cette nécessaire mutation.

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Cet article est basé sur le Dialogue menée par Marine CHAMPON, Fondatrice & Présidente d’INITIATIK avec Sylvie MATELLY, Directrice Adjointe de l’IRIS – Institut des relations Internationales & Stratégiques. Vous pouvez retrouvez l’intégralité de ce Dialogue en Podcast.